Le Temps dans la poésie

Lecture n°4/5

Charles Baudelaire (1821-1867)

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L'Ennemi

AXE DE LECTURE : Des figures de style aux idées

Une des constantes de l'inspiration baudelairienne est le sentiment du temps qui passe. Ce sentiment se double parfois de la crainte de ne plus avoir d'inspiration.

Hatier bleu, page 302
Champs lexicaux :

Ma jeunesse ne fut qu'un ténébreux orage,
Traversé çà et là par de brillants soleils!
Le tonnerre et la pluie ont fait un tel ravage,
Qu'il reste en mon jardin bien peu de fruits vermeils.

Voilà que j'ai touché l'automne des idées,
Et qu'il faut employer la pelle et les râteaux
Pour rassembler à neuf les terres inondées,
l'eau creuse des trous grands comme des tombeaux.

Et qui sait si les fleurs nouvelles que je rêve
Trouveront dans ce sol lavé comme une grève
Le mystique aliment qui ferait leur vigueur ?

- Ô douleur ! ô douleur
! Le Temps mange la vie,
Et l'obscur Ennemi qui nous ronge le cœur
Du sang que nous perdons croît et se fortifie!

Mots soulignés : verbes indiquant des actions violentes
Les intempéries : ces deux champs lexicaux associés montrent bien que la vie de Baudelaire n'a pas été un "long fleuve tranquille"
La lumière et l'obscurité : deux aspects d'une même vie
Le temps qui passe : c'est le thème même de ce sonnet
Le travail du jardinier : Le poème est une fleur qui ne pousse pas sans peine...
Le "vampire" buveur de vie / La mort (voir la pointe en versification et la conclusion)
Versification : Pourquoi choisir un sonnet, pour parler de la vie du poète ? Le sonnet est une forme de contraintes, donnant d'autre part la possibilité de conclure par une pointe. Ici, les contraintes du sonnet classique sont plus ou moins ignorées (rimes croisées et non embrassées dans les quatrains, par exemple). Cependant, l'alternance de rimes masculines et féminines est conservée. Bref, une certaine liberté, mais un talent certain.
La pointe : marquée par une ponctuation forte et expressive ("!"), elle exprime un paradoxe très intéressant : Plus nous "diminuons" (ou nous sentons diminués) , plus le temps augmente, dans un phénomène de vases communicants : il se nourrit donc certainement de notre déchéance !

Procédés d'énonciation :

Grâce à la première personne, dans ce texte se confondent narrateur et auteur. Le personnage est bien un poète, qui parle de lui, utilisant deux fois l'adjectif possessif et deux fois le pronom personnel de première personne. Cependant, à la fin du texte, il nous associe à sa détresse, en tant qu'êtres humains (v. 13, 14 : "nous")

Figures de style :
Ma jeunesse ne fut qu’un ténébreux orage antithèse : ténébreux s'oppose à brillants et montre le contraste entre les deux situations
Traversé çà et là par de brillants soleils; 
Le tonnerre et la pluie ont fait un tel ravage le mot orage débute la métaphore qui sera filée ensuite à l'aide du champ lexical des intempéries. (mots en vert)
Qu’il reste en mon jardin bien peu de fruits vermeils.
  métaphore du jardin, filée (mots en jaune)
Voilà que j’ai touché l’automne des idées, métaphore des saisons. On peut prolonger : Quatrain 1 > été("orage")- Tercet 1 : printemps ("fleurs")- Tercet 2 = hiver : vieillesse, mort
Et qu’il faut employer la pelle et les râteaux
Pour rassembler à neuf les terres inondées,
l’eau creuse des trous grands comme des tombeaux. Une comparaison : comparant = tombeaux / comparé = trous outil = comme / point commun = taille ("grands")
 
Et qui sait si les fleurs nouvelles que je rêve Comparaison : la grève est un endroit en bord de mer, de fleuve...
Trouveront dans ce sol lavé comme une grève
Le mystique aliment qui ferait leur vigueur ? métaphore filée de l'inspiration comme force vitale qui se nourrit de la vie et qui épuise l'homme. (mots en jaune et bleu)
 
-Ô douleur ! ô douleur ! Le Temps mange la vie, Apostrophe : exclamation, plainte et reproche à la fois (tonalité élégiaque)
Et l’obscur Ennemi  qui nous ronge le cœur Allégorie : Abstrait, le temps devient le Temps, quelque chose de concret, à combattre
Du sang que nous perdons croît et se fortifie !

 

Idées :

Dans la première strophe, une métaphore filée établit une analogie entre les âges de la vie et les saisons. La seconde strophe évoque l'automne, saison de l'âge mûr, où arrive le défaut d'inspiration. Le champ lexical de la mort apparaît. Dans le premier tercet, "les fleurs nouvelles", les idées neuves, sont rêvées, espérées, attendues. Enfin, dans la dernière strophe, le Temps est présenté en allégorie comme un vampire, buvant la vie et rongeant le cœur de l'homme. Il lui prend sa force et ses idées.

Conclusion :

Le poète vieillissant exprime ici son angoisse devant l'âge qui avance, et la mort qui approche, surtout que cette vieillesse s'accompagne de la perte de l'inspiration. Il le fait dans un sonnet, choisissant ainsi une contrainte formelle qu'il affectionne et qui montre qu'il n'est pas tout à fait incapable. Il le fait en utilisant avec talent une métaphore filée sur les saisons représentant les âges de la vie, image courante mais utilisée ici avec originalité : en effet, le narrateur est tout à la fois un ex-poète génial ("de brillants soleils"), un actuel "jardinier" se raclant le cerveau et cherchant désespérément à faire fructifier ses derniers talents et, comme nous tous, un futur mort, un être humain en sursis, inexorablement poursuivi par le Temps.

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