Une
des constantes de l'inspiration baudelairienne est le sentiment du temps
qui passe. Ce sentiment se double parfois de la crainte de ne plus avoir
d'inspiration.
Hatier bleu, page 302
Champs lexicaux :
Ma jeunesse
ne fut qu'un ténébreux orage,
Traversé çà et là par de brillants
soleils!
Le tonnerre et la pluie
ont fait un tel ravage,
Qu'il reste en mon jardin
bien peu de fruits vermeils.
Voilà que j'ai touché l'automne
des idées,
Et qu'il faut employer la pelle
et les râteaux
Pour rassembler à neuf les terres
inondées,
Où l'eau creuse des
trous grands comme des tombeaux.
Et qui sait si les fleurs
nouvelles que je
rêve
Trouveront dans ce sol
lavé comme une grève
Le mystique
aliment qui ferait
leur vigueur ?
- Ô douleur ! ô douleur ! Le
Temps mange la vie,
Et l'obscur
Ennemi qui nous ronge
le cœur
Du sang que nous
perdons croît
et se fortifie!
Mots soulignés : verbes indiquant des actions violentes
Les intempéries : ces deux champs lexicaux associés montrent
bien que la vie de Baudelaire n'a pas été un "long
fleuve tranquille"
La lumière et l'obscurité : deux aspects d'une même
vie
Le temps qui passe : c'est le thème même de ce sonnet
Le travail du jardinier : Le poème est une fleur qui ne pousse
pas sans peine...
Le "vampire" buveur de vie / La mort (voir la pointe en versification
et la conclusion)
Versification : Pourquoi choisir un sonnet, pour parler de la vie du poète
? Le sonnet est une forme de contraintes, donnant d'autre part la possibilité
de conclure par une pointe. Ici, les contraintes du sonnet classique sont
plus ou moins ignorées (rimes croisées et non embrassées
dans les quatrains, par exemple). Cependant, l'alternance de rimes masculines
et féminines est conservée. Bref, une certaine liberté,
mais un talent certain.
La pointe : marquée par une ponctuation forte et expressive ("!"),
elle exprime un paradoxe très intéressant : Plus nous "diminuons"
(ou nous sentons diminués) , plus le temps augmente, dans un phénomène
de vases communicants : il se nourrit donc certainement de notre déchéance
!
Procédés d'énonciation :
Grâce à la première personne, dans ce texte se confondent
narrateur et auteur. Le personnage est bien un poète, qui parle
de lui, utilisant deux fois l'adjectif possessif et deux fois le pronom
personnel de première personne. Cependant, à la fin du texte,
il nous associe à sa détresse, en tant qu'êtres humains
(v. 13, 14 : "nous")
Figures de style :
Ma
jeunesse ne fut qu’un ténébreux
orage |
antithèse
: ténébreux s'oppose à brillants
et montre le contraste entre les deux situations |
Traversé
çà et là par de brillants soleils; |
Le
tonnerre
et la pluie
ont fait un tel ravage |
le
mot orage débute la métaphore
qui sera filée ensuite
à l'aide du champ lexical des intempéries.
(mots en vert) |
Qu’il
reste en mon jardin
bien peu de fruits
vermeils. |
|
métaphore
du jardin, filée
(mots en jaune) |
Voilà
que j’ai touché l’automne des
idées, |
métaphore
des saisons. On
peut prolonger : Quatrain 1 > été("orage")- Tercet 1
: printemps ("fleurs")- Tercet 2 = hiver : vieillesse, mort |
Et
qu’il faut employer la
pelle et les
râteaux |
Pour
rassembler à neuf les terres
inondées, |
Où
l’eau creuse des trous
grands comme des tombeaux. |
Une
comparaison : comparant = tombeaux
/ comparé = trous outil
= comme / point commun = taille ("grands") |
|
Et
qui sait si les fleurs
nouvelles que je rêve |
Comparaison
: la grève est un endroit en bord de mer, de fleuve... |
Trouveront
dans ce sol
lavé comme une grève |
Le
mystique
aliment
qui ferait leur vigueur ? |
métaphore
filée de l'inspiration
comme force vitale qui se nourrit de la vie et qui épuise l'homme.
(mots en jaune et bleu) |
|
-Ô
douleur ! ô douleur ! Le Temps
mange
la vie, |
Apostrophe
: exclamation, plainte et reproche à la fois (tonalité
élégiaque) |
Et
l’obscur Ennemi
qui nous ronge
le cœur |
Allégorie
: Abstrait, le temps devient le Temps, quelque chose de concret, à
combattre |
Du
sang
que nous perdons croît
et se fortifie ! |
Idées :
Dans la première strophe, une métaphore filée établit
une analogie entre les âges de la vie et les saisons. La seconde
strophe évoque l'automne, saison de l'âge mûr, où
arrive le défaut d'inspiration. Le champ lexical de la mort apparaît.
Dans le premier tercet, "les fleurs nouvelles", les idées
neuves, sont rêvées, espérées, attendues. Enfin,
dans la dernière strophe, le Temps est présenté en
allégorie comme un vampire, buvant la vie et rongeant le cur
de l'homme. Il lui prend sa force et ses idées.
Conclusion :
Le poète vieillissant exprime ici son angoisse devant l'âge
qui avance, et la mort qui approche, surtout que cette vieillesse s'accompagne
de la perte de l'inspiration. Il le fait dans un sonnet, choisissant ainsi
une contrainte formelle qu'il affectionne et qui montre qu'il n'est pas
tout à fait incapable. Il le fait en utilisant avec talent une
métaphore filée sur les saisons représentant les
âges de la vie, image courante mais utilisée ici avec originalité
: en effet, le narrateur est tout à la fois un ex-poète
génial ("de brillants soleils"), un actuel "jardinier"
se raclant le cerveau et cherchant désespérément
à faire fructifier ses derniers talents et, comme nous tous, un
futur mort, un être humain en sursis, inexorablement poursuivi par
le Temps.
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