Le Temps dans la poésie

Lecture n°5/5

Paul Verlaine (1844-1896)

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Nevermore

AXE DE LECTURE : Champs lexicaux et idées
Souvenir, souvenir, que me veux-tu ? L'automne
Faisait voler la grive à travers l'air atone,
Et le soleil dardait un rayon monotone
Sur le bois jaunissant où la bise détonne.
Sa voix douce et sonore, au frais timbre angélique.
Un sourire discret lui donna la réplique,
Et je baisai sa main blanche, dévotement.

Nous étions seul à seule et marchions en rêvant,
Elle et moi, les cheveux et la pensée au vent.
Soudain, tournant vers moi son regard émouvant
"Quel fut ton plus beau jour ? " fit sa voix d'or vivant,
Ah ! les premières fleurs, qu'elles sont parfumées !
Et qu'il bruit avec un murmure charmant
Le premier oui qui sort de lèvres bien-aimées !
(Melancholia, II) Poèmes Saturniens, 1866

Champs lexicaux :

Le passé - les bruits, les sons -[l'aérien - la nature]- elle - moi

Vocabulaire :

- atone : sans vitalité, sans vigueur, qui manque de dynamisme - dardait : lançait comme un dard ou un flèche
- détonne : s'écarte du ton, choque, contraste - dévotement : religieusement, pieusement, mystiquement
- bruit : fait entendre un son, un murmure

I) Comment peut-on reconstituer le récit sous-entendu ?

Verlaine évoque, au présent ("Que me veux-tu ?") le souvenir d'une promenade contemplative, en automne (Premier quatrain et vers 5). Cette évocation au présent encadre le souvenir du passé. Ce présent serait-il l'hiver du souvenir ? (cf. Baudelaire, l'Ennemi)
Lors de cette promenade automnale, la jeune fille lui a posé la question citée au vers 8, faisant ainsi indirectement allusion à leur relation et voulant peut-être le pousser à se révéler. Au lieu de répondre (v.10) il lui a souri puis lui a embrassé la main (v.11). Par pudeur ? Par timidité ? Par respect ? Parce qu'il ne faut pas ?
Le récit s'achève par l'évocation de qu'est ce "plus beau jour", situé au printemps de l'amour : printemps qui peut être réel (la saison) ou symbolique (le début), et signifiant en tous cas ici le début d'une aventure sentimentale.
On peut donc imaginer une histoire d'amour, la première du narrateur, qui aurait débuté au printemps, aurait duré jusqu'à l'automne, et se serait plus tard achevée, sans espoir de retour et peut-être même sans aboutir.
Quelques indices, d'ailleurs, sont en faveur d'une aventure sentimentale platonique : au vers 5, ce "seul à seule" n'est pas la fusion du couple que l'on pourrait imaginer, mais bien la réunion, pour une promenade commune, de deux solitudes qui "march(ent) en rêvant". Et le "soudain" serait l'initiative féminine pour briser cette solitude, pour provoquer l'aveu qui tarde... et qui ne viendra peut-être pas. Ce premier "Oui" n'est peut-être pas encore dit !

II) Quel peut être le sens du titre ?

Le titre "Nevermore" (Jamais plus) peut signifier que l'émotion, lorsqu'elle a été vécue, ne revient plus. Cependant, le poète tente de retrouver et de nous faire partager cette émotion par l'écriture, et il y parvient. En tous cas, le bruit (indications sonores) et l'ambiance (parfums, couleurs) lui reviennent avec une certaine violence.
Au début submergé (première strophe en plan large et flou partant du ciel) il parvient progressivement à concrétiser ce souvenir dans une plongée vertigineuse et de plus en plus précise jusqu'aux lèvres qui murmurent ce premier "oui", pourtant lointain dans le passé. Son trouble passé laisse la place à un désir présent, qui ne pourra plus être satisfait.
"Nevermore" induit aussi l'idée qu'il ne peut y avoir qu'une première fois, et que celle-ci sera toujours idéale, toujours restituée avec l'émotion de la découverte : "regard émouvant", "voix d'or vivant", "frais timbre angélique". C'est sans doute l'innocence de l'inexpérience qui produit cette sacralisation du sentiment amoureux, encore pur, qui pourrait devenir banal ensuite, mais qui, en ces premiers instants, fait "baiser dévotement" "sa main blanche" seulement et non ses "lèvres bien-aimées". D'ailleurs, quand Victor Hugo racontait la même promenade, mais avec Rose, c'est cette maladresse du jeune homme peu audacieux (et même vexant, finalement, car il laissant la jeune fille sur sa faim) qu'il faisait ressortir.
Le choix de l'anglais, enfin, doit provoquer un peu plus d'étrangeté dans ce lointain passé, qui devient aussi un peu "ailleurs". C'était un autre monde, celui des sentiments frais et printaniers. Et, sur le plan des sonorités, ce mot rime avec "voix d'or", "sonore", en reprenant les trois consonnes retenues par Verlaine pour réaliser ce sonnet : N et V, dans les quatrains et M, dans les tercets.

Ces deux questions permettent de mieux comprendre le poème et d'en préparer la lecture méthodique…


Axes de lecture

Les champs lexicaux, les sonorités et les idées

a) Le premier champ lexical du texte est sans doute celui du son. Il apparaît dans le silence engourdi de l'air atone (vocabulaire moral mais aussi musical), dans le bruit du vent, le chant de l'oiseau au cours de la promenade bucolique. Il apparaît dans la bise, le baiser et le "oui". Ce souvenir est donc essentiellement auditif. Une promenade, des bruits, un mot, voila le souvenir qui se reconstitue...
Le mot "voix", au milieu du poème, achève les quatrains puis il est repris de façon insistante au début des tercets, à l'aide d'épithètes contrastés : "douce" et "sonore" s'opposent ainsi que "or" et "vivant". Ces deux oxymores laissent perplexe. On peut en conserver l'idée de clarté, de vivacité, qui va à l'encontre de la monotonie et de la lente mort de la nature que représente l'automne. Cette voix est comme un rayon de soleil .
C'est l'élément essentiel de la description de la jeune fille, le seul qui soit précis. Cette métonymie présente, avec les lèvres, les points de fixation du regard et des souvenirs.
"Est-elle brune ou blonde ou rousse ? Je l'ignore..." dit aussi Verlaine dans un autre de ses Poèmes Saturniens, Mon Rêve familier.

b) Le champ lexical de la nature, peu consistant, cherche à placer les personnages dans un décor pastoral : la fée, l'oiseau, l'enfant, l'émerveillement. Un cadre champêtre permet d'idéaliser cette relation, qui devient surnaturelle. Le mot "charmant" qui qualifie le "murmure" dans l'avant-dernier vers est d'ailleurs polysémique : envoûtant, fascinant. Sans parler d'hypnose, on peut dire que le jeune Paul est sous le charme de la voix magique, qu'il entend encore comme un écho, dans ses souvenirs obsédants. Il est d'ailleurs intéressant d'associer la nature et l'aérien, pour créer ce décor éthéré où sont absents l'eau et la terre. Il ne reste que l'air et le feu. Nos personnages ont la tête dans les nuages : "les cheveux et la pensée au vent". Ils ne font que rêver.

c) La double apostrophe du début lance un reproche au souvenir personnifié "Que me veux-tu ?". Le narrateur semble vouloir se débarrasser d'une obsession, qu'il va pourtant développer jusqu'à son aboutissement.
Le champ lexical du passé, est évoqué par quelques termes dépréciatifs dans le premier quatrain ("atone", "monotone","jaunissant") marquant l'apathie, le terne, l'usure du temps. Il est évident que le choix des sonorités de ces trois mots n'est pas un choix innocent. Ce sont les mêmes phonèmes que l'on retrouve dans le titre, "Nevermore", et dans le mot "Souvenir", qui se répètent tout au long des quatrains.
Cet aspect négatif des premiers vers, marqué par des voyelles obscures [o], [õ], des consonnes constrictives [s], [v], [f] imitant le souffle du vent et par le [n] de la négation, de la souffrance, va heureusement changer de polarité dès le milieu du poème, quand retentira la question du revirement.
Quand le narrateur devra se remémorer le plus beau jour de son passé, avec ce "fut" qui lui donnera un côté définitif et paradis perdu, ce souvenir sera nimbé, auréolé, lumineux : les voyelles vont s'éclaircir, passant du [o] au [i] :

Un sourire discret lui donna la réplique
Le premier oui qui sort des lèvres bien aimées

et les bilabiales [p] [b] et [m] reproduiront les deux lèvres tendues dans la posture du baiser :

Et je baisai sa main blanche, dévotement.
Ah ! les premières fleurs, qu'elles sont parfumées
Le premier oui qui sort de lèvres bien-aimées.

On peut y ajouter le son [L], qui se fait avec la langue, mais le poème y perdra un peu de sa pureté… :-)
Le vers marquant cette évolution est très exactement celui du milieu de la volta du sonnet :
Sa voix douce et sonore / au frais timbre angélique.
Le premier hémistiche est encore sombre, utilisant des voyelles d'arrière, tandis que le second est clair, avec des vocalises plus aiguës. Les consonnes constrictives du début [s] [v] [f] se transforment en occlusives [t] [b] [g] [k]. La force, l'énergie reviennent.

Conclusion

Une technique imparable au service d'une émotion unique. Un texte d'une grande perfection formelle, à l'instar des poètes parnassiens, et pourtant qui conserve ses multiples possibilités d'interprétation. Il est certain que l'analyse faite ici est une vision personnelle car elle fait de Paul Verlaine un enfant " soumis " à une amoureuse ? maîtresse ? initiatrice ? dont il serait le jouet. Ce n'est qu'une possibilité, même si des indices biographiques (la cousine) vont dans ce sens.

Pour compléter l'étude de ce poème, si vous avez un doute quant à son interprétation, je vous conseille de comparer Nevermore à quatre autres poèmes que j'ai pris dans les Poèmes Saturniens et dans les Fêtes Galantes. Vous trouverez cette étude comparée, ainsi qu'une biographie de l'auteur rapide mais utile, à l'adresse suivante :
http://http://secoursdefrancais.free.fr/docs/word/lem05_nevermore_lem.doc
Vous ne le regretterez pas !

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