Axe de lecture : La mise en scène
du départ
Introduction
Georges Duroy est embauché à la Vie Française.
Il va pouvoir multiplier ses gains et quitter le milieu sordide auquel
il appartenait. La conscience de cette ascension sociale est nette
dans son esprit : il va pouvoir changer de statut et passer du monde des
esclaves à celui des maîtres. Mais il lui faut des témoignages
concrets de cette nouvelle situation. Après avoir posé son
article ostensiblement dans un café, afin que tout le monde l'admire
et sache qu'il en est le rédacteur, il va procéder de la
même façon avec ses anciens collègues de bureau. Dans
cette scène théâtrale et comique, il rompt
de façon spectaculaire les ponts avec son métier de petit
fonctionnaire soumis aux ordres d'un patron tyrannique.
Le cadre de l'action
-Le temps :
Attendre le bon moment pour produire plus d'effet : l.3:
"il tressaillait d'avance", "l.5:
il marchait lentement pour ne pas arriver avant 9h1/2, la caisse n'ouvrant
qu'à 10h". Imparfait + ch.lex du temps qui accentue ce ralentissement
du temps et de la promenade de l'homme désoeuvré (l.1:
"Que vais-je faire maintenant ?")
-Le lieu :
Un bureau banal dans une administration banale. L.7:
"une grande pièce sombre" L.13:
"la vaste salle de travail où il avait déjà
passé tant de jours". "Une cour étroite",
"d'autres bureaux". = rien d'extraordinaire, rien de
misérable non plus. Un endroit vaste mais clos, qui symbolise la
prison et la routine.
Les personnages
-Les collègues spectateurs et témoins :
Ils doivent, tous, envier, admirer, partager le triomphe de Duroy, lui
permettre de se sentir important. "Ils étaient huit
employés là-dedans plus un sous-chef". l.37
: "Personne ne bougeait." Il lui faut un parterre d'admirateurs,
de spectateurs qui applaudiront sa performance.
-Le sous-chef ridicule :
Son nom (Potel = empoté ?), sa place, son comportement sont caricaturaux.
"... un sous-chef dans un coin, caché derrière
un paravent". L'homme est isolé, en mauvaise santé,
mesquin. Deux remarques assez cruelles :
- l.23,24 : "La tête de M.
Potel apparut, effarée, au-dessus du paravent qui l'enfermait
comme une boîte" : La synecdoque de la tête effarée
découpe le bonhomme en tranches. Celle du haut est ridicule ou
pitoyable. Le paravent est d'ailleurs cet accessoire de théâtre
de boulevard qui, comme dans la scène du mari trompé,
sert à masquer à moitié un personnage en mauvaise
posture... Pire, c'est le théâtre de marionnettes où
seul le haut du corps du guignol se révèle au public !)
- l.24 à 26 : " il se
barricadait là-dedans (la peur,
l'isolement), par crainte des courants d'air (la
faiblesse), car il était rhumatisant (maladie
de vieillard). Il avait seulement percé deux trous (curiosité
malsaine, espionnage) dans le papier pour surveiller son
(possessif) personnel."
-Le chef humilié :
L'autorité est identifiée ("gros"=riche,
puissant, imposant) puis renversée. Duroy fait de sa démission
un acte social, une leçon de tous les ouvriers à tous les
patrons.
L.44 : "M. Perthuis, un gros homme
rouge comme une crête de coq, demeura suffoqué par la surprise".
Le mot "perthuis", en ancien français, signifie "trou"
et représente la situation sociale précédente de
G. Duroy. Il était prisonnier d'un travail sans issue, sans perspectives.
La comparaison du chef avec le coq montre bien cette attitude de
fierté un peu stupide qui a fait de cet animal le symbole national...
Fierté souvent ridicule et ici bafouée : la suite
de la phrase insiste sur l'incapacité du chef à réagir,
face à un élément qui ne joue pas le jeu social,
qui ne respecte plus les conventions, qui traite le chef comme le chef
traiterait ses subordonnés.
L.47 :"votre boutique" Ingratitude
de l'employé, qui critique son ancien gagne-pain par ce
terme péjoratif et se met par opposition en valeur.
Les dialogues
-Un langage rudimentaire :
Duroy n'a pas grand chose à dire. L'information est très
simple. (l.32 "Je suis entré comme
rédacteur... J'y ai même débuté ce matin) Il
utilise la vantardise "une très belle position"
et l'ironie :"J'ai bien l'honneur de vous saluer l.49"
-Un langage vulgaire :
La vengeance s'accomplit par les mots, qui veulent blesser. Provocation
gratuite, pure méchanceté à l'égard du sous-chef,
M. Potel (ligne 21) "Je m'en fiche
un peu, par exemple" mais surtout à l'égard du chef,
ligne 43 :" Ce n'est pas la peine de gueuler comme
ça...", "votre boutique"
-Une tirade trop vite débitée :
Une fois lancée la nouvelle, Duroy regrette de ne pas avoir savouré
son plaisir. Il avait imaginé autrement cet instant ("il tressaillait
d'avance de plaisir." l.3 L'idée
de l'effarement du chef, surtout, le ravissait l.4 il s'était promis
de faire durer le plaisir mais n'avait pu résister à l'envie",
l.36): il aurait voulu être sadique mais
a été emporté par sa spontanéïté,
s'est laissé aller. Personnage trop impulsif.
Les actions
-Le sens pratique :
Commencer par se faire payer, puis claquer la porte. L'ordre des intentions
est très net : deux verbes à l'infinitif (l.
2). Il ne fera pas à son entreprise cadeau de son dernier
salaire. Manque de panache. Personnage ayant le sens des réalités,
terre à terre : l'argent d'abord, la fierté ensuite...
-Une mise en scène calculée :
Attendre que tout le monde soit en place, attentif, provoquer
la colère par son attitude rebelle et son retard intentionnel,
remettre le petit chef à sa place en lui coupant la parole...
"préparant son effet", l.19.
Le mot "effet" est d'ailleurs un terme d'acteur de théâtre.
On le retrouve plus bas, l.37 : "l'effet,
du reste était complet". Duroy a réussi sa performance
d'acteur. "On entendait voler les mouches (l.28). Comme au théâtre,
silence religieux des spectateurs.
-L'occupation de l'espace :
Duroy occupe dans tout le texte la position du héros. Il est sujet,
objet... Il entre (l.15) se place (l.19
"debout au milieu du bureau"), fait du bruit ("répondit
d'une voix forte") afin d'être remarqué, ressort (l.40)
après avoir annoncé qu'il reviendra (ce qu'il ne fera d'ailleurs
pas), provoque le chef, le laisse stupéfait, exécute sa
sortie sur cet acte d'éclat.
-La sortie de scène, le salut à l'auditoire :
"Et il sortit. Il était vengé". Deux petites
phrases de trois mots, laconiques, brèves, pour exprimer l'effet
de surprise, l'état de choc de l'assistance. Nous partons avec
lui et ne pouvons pas voir les réactions des collègues mais
nous pouvons les imaginer : applaudissements discrets, sourires sous-entendus
à l'égard du patron, remarques ironiques au sous-chef...)
Cette fin en forme de chute fait tomber le rideau sur le moment le plus
fort.
Conclusion
Toute la mesquinerie, la bassesse de Bel-Ami se révèle
dans ce passage comique. Il lui faut une vengeance afin de se sentir supérieur.
Il n'a aucune gratitude pour celui qui lui a fourni un travail, un salaire.
Le mépris qu'il affiche maintenant vis-à-vis de ce milieu
auquel il appartenait une semaine auparavant montre son manque d'honneur
et de fierté : il refuse d'être ce qu'il est. Il repoussera
de la même façon le monde de ses parents paysans, qu'il "oubliera"
d'inviter à son mariage.
L'on peut imaginer l'auteur, dans la même situation : il
a, lui aussi, été un petit fonctionnaire avant de travailler
dans la presse ; il a connu la même ascension fulgurante que Duroy.
Il a certainement été en butte au comportement autoritariste
de petits chefs, aux salaires de misère, aux coups-bas des collègues
qui cherchent à progresser dans ce panier de crabe en se hissant
sur le dos de leurs "amis"...)
Ce passage est intéressant sur le plan de l'observation
naturaliste de la société. C'est toute une catégorie
sociale qui nous est présentée ici, celle des ronds-de-cuir
de la fin du XIXème siècle, soumis, "ouvriers"
des bureaux, sans envergure, sans perspectives de carrière, vivant
avec des salaires inconfortables dans une situation qui n'est pas tout
à fait la misère. Et le changement qui s'est opéré
dans la vie de Duroy permet à l'auteur de balayer du regard cette
frange souvent caricaturée de la population, celle des employés
de bureau qui attendent l'heure de la pause, qui passent leur temps à
espionner ou à rapporter au sous-chef, qui rêvent de retraite
et de promotions...
|