Extrait n°4/7

 
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Situation : L'héritage inopiné dont vient de bénéficier Jean tourmente son frère Pierre. Dans un bar, une jeune servante qu'il fréquente parfois a éveillé ses soupçons. Pourquoi son frère a-t-il été choisi, et pas lui ? Monsieur Maréchal aurait-il eu une liaison amoureuse avec sa mère ?

Les soupçons

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   Pierre avait ouvert les yeux et regardait, surpris d'être là, réveillé de son cauchemar.
"Je suis fou, pensa-t-il, je soupçonne ma mère." Et un flot d'amour et d'attendrissement,
de repentir, de prière et de désolation noya son cœur. Sa mère ! La connaissant comme il la
connaissait, comment avait-il pu la suspecter ? Est-ce que l'âme, est-ce que la vie de cette
femme simple, chaste et loyale, n'étaient pas plus claires que l'eau ? Quand on l'avait vue et
connue, comment ne pas la juger insoupçonnable? Et c'était lui, le fils, qui avait douté d'elle!
Oh ! s'il avait pu la prendre en ses bras en ce moment, comme il l'eût embrassée,
caressée, comme il se fût agenouillé pour demander grâce !
Elle aurait trompé son père, elle ?... Son père ! Certes, c'était un brave homme,
honorable et probe en affaires, mais dont l'esprit n'avait jamais franchi l'horizon de sa
boutique.
Comment cette femme, fort jolie autrefois, il le savait et on le voyait encore, douée
d'une âme délicate, affectueuse, attendrie, avait-elle accepté comme fiancé et comme mari
un homme si différent d'elle ?
Pourquoi chercher ? Elle avait épousé comme les fillettes épousent le garçon doté que
présentent les parents. Ils s'étaient installés aussitôt dans leur magasin de la rue
Montmartre ; et la jeune femme, régnant au comptoir, animée par l'esprit du foyer nouveau,
par ce sens subtil et sacré de l'intérêt commun qui remplace l'amour et même l'affection
dans la plupart des ménages commerçants de Paris, s'était mise à travailler avec toute son
intelligence active et fine à la fortune espérée de leur maison. Et sa vie s'était écoulée ainsi,
uniforme, tranquille, honnête, sans tendresse !...
Sans tendresse ?... Etait-il possible qu'une femme n'aimât point ? Une femme jeune,
jolie, vivant à Paris, lisant des livres, applaudissant des actrices mourant de passion sur la
scène, pouvait-elle aller de l'adolescence à la vieillesse sans qu'une fois, seulement, son
cœur fût touché ? D'une autre il ne le croirait pas, - pourquoi le croirait-il de sa mère ?
Certes, elle avait pu aimer, comme une autre ! car pourquoi serait-elle différente d'une
autre, bien qu'elle fût sa mère ?
Elle avait été jeune, avec toutes les défaillances poétiques qui troublent le cœur des
jeunes êtres ! Enfermée, emprisonnée dans la boutique à côté d'un mari vulgaire et parlant
toujours commerce, elle avait rêvé de clairs de lune, de voyages, de baisers donnés dans
l'ombre des soirs. Et puis un homme, un jour, était entré comme entrent les amoureux dans
les livres, et il avait parlé comme eux.
Elle l'avait aimé. Pourquoi pas ? C'était sa mère ! Eh bien ! fallait-il être aveugle et
stupide au point de rejeter l'évidence parce qu'il s'agissait de sa mère ?
S'était-elle donnée ?... Mais oui, puisque cet homme n'avait pas eu d'autre amie ; - mais
oui, puisqu'il était resté fidèle à la femme éloignée et vieillie, - mais oui, puisqu'il avait laissé
toute sa fortune à son fils, à leur fils !...
Et Pierre se leva, frémissant d'une telle fureur qu'il eût voulu tuer quelqu'un! Son bras tendu,
sa main grande ouverte avaient envie de frapper, de meurtrir, de broyer, d'étrangler !
Qui ? tout le monde, son père, son frère, le mort, sa mère !
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