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Du Roy l'écoutait, ivre d'orgueil. Un prélat
de l'Église romaine lui parlait ainsi, à lui. Et il
sentait, derrière son dos, une foule, une foule illustre venue
pour lui. Il lui semblait qu'une
force le poussait, le soulevait. Il devenait un des maîtres
de la terre, lui, lui, le fils des deux
pauvres paysans de Canteleu.
Il les vit tout à coup dans leur humble cabaret, au sommet
de la côte, au-dessus de la
grande vallée de Rouen, son père et sa mère,
donnant à boire aux campagnards du pays. Il
leur avait envoyé cinq mille francs en héritant du comte
de Vaudrec. Il allait maintenant
leur en envoyer cinquante mille ; et ils achèteraient un petit
bien. Ils seraient contents,
heureux.
L'évêque avait terminé sa harangue. Un prêtre
vêtu d'une étole dorée montait à l'autel.
Et
les orgues recommencèrent à célébrer la
gloire des nouveaux époux. [
]
Puis des voix humaines s'élevèrent, passèrent
au-dessus des têtes inclinées. Vauri et
Landeck, de l'Opéra, chantaient. L'encens répandait
une odeur fine de benjoin, et sur l'autel
le sacrifice divin s'accomplissait ; l'Homme-Dieu, à l'appel
de son prêtre, descendait sur la
terre pour consacrer le triomphe du baron Georges Du Roy.
Bel-Ami, à genoux à côté de Suzanne, avait
baissé le front. Il se sentait en ce moment
presque croyant, presque religieux, plein de reconnaissance pour la
divinité qui l'avait ainsi
favorisé, qui le traitait avec ces égards. Et sans savoir
au juste à qui il s'adressait, il la
remerciait de son succès. Lorsque l'office fut terminé,
il se redressa, et donnant le bras à sa
femme, il passa dans la sacristie. Alors commença l'interminable
défilé des assistants.
Georges, affolé de joie, se croyait un roi qu'un peuple venait
acclamer. Il serrait des mains,
balbutiait des mots qui ne signifiaient rien, saluait, répondait
aux compliments : " Vous êtes
bien aimable " [
]
D'autres personnes se poussaient. La foule coulait devant lui comme
un fleuve. Enfin elle
s'éclaircit. Les derniers assistants partirent. Georges reprit
le bras de Suzanne pour retra-
verser l'église.
Elle était pleine de monde, car chacun avait regagné
sa place, afin de les voir passer
ensemble. Il allait lentement, d'un pas calme, la tête haute,
les yeux fixés sur la grande
baie ensoleillée de la porte. Il sentait sur sa peau courir
de longs frissons, ces frissons froids
que donnent les immenses bonheurs. Il ne voyait personne. Il ne pensait
qu'à lui.
Lorsqu'il parvint sur le seuil, il aperçut la foule amassée,
une foule noire, bruissante, venue
là pour lui, pour lui Georges Du Roy. Le peuple de Paris le
contemplait et l'enviait.
Puis, relevant les yeux, il découvrit là-bas, derrière
la place de la Concorde, la Chambre des
députés. Et il lui sembla qu'il allait faire un bond
du portique de la Madeleine au portique du
Palais-Bourbon. Il descendit avec lenteur les marches du haut perron
entre deux haies de
spectateurs. Mais il ne les voyait point ; sa pensée maintenant
revenait en arrière, et devant
ses yeux éblouis par l'éclatant soleil flottait l'image
de Mme de Marelle rajustant en face de
la glace les petits cheveux frisés de ses tempes, toujours
défaits au sortir du lit. |
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