Texte n°6/7

 
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Les femmes, vues par Georges Duroy

   




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Il avait dû alors venir presque tous les jours chez elle, tantôt déjeuner,
tantôt dîner. Elle lui serrait la main sous la table, lui tendait sa bouche
derrière les portes. Mais lui s'amusait surtout à jouer avec Suzanne qui
l'égayait par ses drôleries. Dans son corps de poupée s'agitait un esprit
agile et malin, imprévu et sournois, qui faisait toujours la parade comme
une marionnette de foire. Elle se moquait de tout et de tout le monde,
avec un à-propos mordant.
Georges excitait sa verve, la poussait à l'ironie, et ils s'entendaient à
merveille.
Elle l'appelait à tout instant :
" Écoutez, Bel-Ami. Venez ici, Bel-Ami. "
Il quittait aussitôt la maman pour courir à la fillette qui lui murmurait
quelque méchanceté dans l'oreille, et ils riaient de tout leur cœur.
Cependant, dégoûté de l'amour de la mère, il en arrivait à une insurmon-
table répugnance ; il ne pouvait plus la voir, ni l'entendre, ni penser à elle
sans colère. Il cessa donc d'aller chez elle, de répondre à ses lettres, et de
céder à ses appels.
Elle comprit enfin qu'il ne l'aimait plus, et souffrit horriblement.
Mais elle s'acharna, elle l'épia, le suivit, l'attendit dans un fiacre aux stores
baissés, à la porte du journal, à la porte de sa maison, dans les rues où elle
espérait qu'il passerait.
Il avait envie de la maltraiter, de l'injurier, de la frapper, de lui dire nettement :
" Zut, j'en ai assez, vous m'embêtez. " Mais il gardait toujours quelques
ménagements, à cause de La Vie Française; et il tâchait, à force de froideur,
de duretés enveloppées d'égards et même de paroles rudes par moments,
de lui faire comprendre qu'il fallait bien que cela finît.
Elle s'entêtait surtout à chercher des ruses pour l'attirer rue de Constantinople,
et il tremblait sans cesse que les deux femmes ne se trouvassent, un jour,
nez à nez, à la porte.
Son affection pour Mme de Marelle, au contraire, avait grandi pendant l'été.
Il l'appelait son "gamin ", et décidément elle lui plaisait. Leurs deux natures
avaient des crochets pareils ; ils étaient bien, l'un et l'autre, de la race aven-
tureuse des vagabonds de la vie, de ces vagabonds mondains qui ressemblent
fort, sans s'en douter, aux bohèmes des grandes routes.
Ils avaient eu un été d'amour charmant, un été d'étudiants qui font la noce,
s'échappant pour aller déjeuner ou dîner à Argenteuil, à Bougival, à Maisons,
à Poissy, passant des heures dans un bateau à cueillir des fleurs le long des
berges. Elle adorait les fritures de Seine, les gibelottes et les matelotes, les
tonnelles des cabarets et les cris des canotiers. Il aimait partir avec elle, par
un jour clair, sur l'impériale d'un train de banlieue et traverser, en disant
des bêtises gaies, la vilaine campagne de Paris où bourgeonnent d'affreux
chalets bourgeois.
Et quand il lui fallait rentrer pour dîner chez Mme Walter, il haïssait la vieil-
le maîtresse acharnée, en souvenir de la jeune qu'il venait de quitter, et qui
avait défloré ses désirs et moissonné son ardeur dans les herbes du bord
de l'eau.

    

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