Texte n°4/7

 
Lecture méthodique Imprimer Précédent Suivant  

Monologue de Varenne - La mort

   




5




10




15




20




25




30




35




40




45



  Norbert de Varenne reprit :
" Non, vous ne me comprenez pas aujourd'hui, mais vous vous rappellerez plus tard ce que
je vous dis en ce moment.
" Il arrive un jour, voyez-vous, et il arrive de bonne heure pour beaucoup, où c'est fini de
rire, comme on dit, parce que derrière tout ce qu'on regarde, c'est la mort qu'on aperçoit.
" Oh ! vous ne comprenez même pas ce mot-là, vous, la mort. A votre âge, ça ne signifie
rien. Au mien, il est terrible.
" Oui, on le comprend tout d'un coup, on ne sait pas pourquoi ni à propos de quoi, et alors
tout change d'aspect, dans la vie. Moi, depuis quinze ans, je la sens qui me travaille comme
si je portais en moi une bête rongeuse. Je l'ai sentie peu à peu, mois par mois, heure par
heure, me dégrader ainsi qu'une maison qui s'écroule. Elle m'a défiguré si complètement
que je ne me reconnais pas. Je n'ai plus rien de moi, de moi l'homme radieux, frais et fort
que j'étais à trente ans. Je l'ai vue teindre en blanc mes cheveux noirs, et avec quelle
lenteur savante et méchante ! Elle m'a pris ma peau ferme, mes muscles, mes dents, tout
mon corps de jadis, ne me laissant qu'une âme désespérée qu'elle enlèvera bientôt aussi.
" Oui, elle m'a émietté, la gueuse, elle a accompli doucement et terriblement la longue
destruction de mon être, seconde par seconde. Et maintenant je me sens mourir en tout ce
que je fais. Chaque pas m'approche d'elle, chaque mouvement, chaque souffle hâte son
odieuse besogne. Respirer, dormir, boire, manger, travailler, rêver, tout ce que nous
faisons, c'est mourir. Vivre enfin, c'est mourir !
" Oh ! vous saurez cela ! Si vous réfléchissiez seulement un quart d'heure, vous la verriez.
" Qu'attendez-vous ? De l'amour ? Encore quelques baisers, et vous serez impuissant.
" Et puis, après ? De l'argent ? Pour quoi faire ? Pour payer des femmes ? Joli bonheur ?
Pour manger beaucoup, devenir obèse et crier des nuits entières sous les morsures de la
goutte ?
" Et puis encore ? De la gloire ? A quoi cela sert-il quand on ne peut plus la cueillir sous
forme d'amour ?
" Et puis, après ? Toujours la mort pour finir.
" Moi, maintenant, je la vois de si près que j'ai souvent envie d'étendre les bras pour la
repousser. Elle couvre la terre et emplit l'espace. Je la découvre partout. Les petites bêtes
écrasées sur les routes, les feuilles qui tombent, le poil blanc aperçu dans la barbe d'un ami
me ravagent le cœur et me crient : " La voilà ! "
" Elle me gâte tout ce que je fais, tout ce que je vois, ce que je mange et ce que je bois,
tout ce que j'aime, les clairs de lune, les levers de soleil, la grande mer, les belles rivières,
et l'air des soirs d'été, si doux à respirer ! "
Il allait doucement, un peu essoufflé, rêvant tout haut, oubliant presque qu'on l'écoutait.
Il reprit : " Et jamais un être ne revient, jamais... On garde les moules des statues, les
empreintes qui refont toujours des objets pareils ; mais mon corps, mon visage, mes
pensées, mes désirs ne reparaîtront jamais. Et pourtant il naîtra des millions, des milliards
d'êtres qui auront dans quelques centimètres carrés un nez, des yeux, un front, des joues
et une bouche comme moi, et aussi une âme comme moi, sans que jamais je revienne,
moi, sans que jamais même quelque chose de moi reconnaissable reparaisse dans ces
créatures innombrables et différentes, indéfiniment différentes bien que
pareilles à peu près.
" A quoi se rattacher ? Vers qui jeter des cris de détresse ? A quoi pouvons-nous croire ?
" Toutes les religions sont stupides, avec leur morale puérile et leurs promesses égoïstes,
monstrueusement bêtes.
" La mort seule est certaine."
Extrait n°4/7 Retour à la page précédente