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Norbert de Varenne reprit :
" Non, vous ne me comprenez pas aujourd'hui, mais vous vous rappellerez
plus tard ce que
je vous dis en ce moment.
" Il arrive un jour, voyez-vous, et il arrive de bonne heure
pour beaucoup, où c'est fini de
rire, comme on dit, parce que derrière tout ce qu'on regarde,
c'est la mort qu'on aperçoit.
" Oh ! vous ne comprenez même pas ce mot-là, vous,
la mort. A votre âge, ça ne signifie
rien. Au mien, il est terrible.
" Oui, on le comprend tout d'un coup, on ne sait pas pourquoi
ni à propos de quoi, et alors
tout change d'aspect, dans la vie. Moi, depuis quinze ans, je la sens
qui me travaille comme
si je portais en moi une bête rongeuse. Je l'ai sentie peu à
peu, mois par mois, heure par
heure, me dégrader ainsi qu'une maison qui s'écroule.
Elle m'a défiguré si complètement
que je ne me reconnais pas. Je n'ai plus rien de moi, de moi l'homme
radieux, frais et fort
que j'étais à trente ans. Je l'ai vue teindre en blanc
mes cheveux noirs, et avec quelle
lenteur savante et méchante ! Elle m'a pris ma peau ferme,
mes muscles, mes dents, tout
mon corps de jadis, ne me laissant qu'une âme désespérée
qu'elle enlèvera bientôt aussi.
" Oui, elle m'a émietté, la gueuse, elle a accompli
doucement et terriblement la longue
destruction de mon être, seconde par seconde. Et maintenant
je me sens mourir en tout ce
que je fais. Chaque pas m'approche d'elle, chaque mouvement, chaque
souffle hâte son
odieuse besogne. Respirer, dormir, boire, manger, travailler, rêver,
tout ce que nous
faisons, c'est mourir. Vivre enfin, c'est mourir !
" Oh ! vous saurez cela ! Si vous réfléchissiez
seulement un quart d'heure, vous la verriez.
" Qu'attendez-vous ? De l'amour ? Encore quelques baisers, et
vous serez impuissant.
" Et puis, après ? De l'argent ? Pour quoi faire ? Pour
payer des femmes ? Joli bonheur ?
Pour manger beaucoup, devenir obèse et crier des nuits entières
sous les morsures de la
goutte ?
" Et puis encore ? De la gloire ? A quoi cela sert-il quand on
ne peut plus la cueillir sous
forme d'amour ?
" Et puis, après ? Toujours la mort pour finir.
" Moi, maintenant, je la vois de si près que j'ai souvent
envie d'étendre les bras pour la
repousser. Elle couvre la terre et emplit l'espace. Je la découvre
partout. Les petites bêtes
écrasées sur les routes, les feuilles qui tombent, le
poil blanc aperçu dans la barbe d'un ami
me ravagent le cur et me crient : " La voilà ! "
" Elle me gâte tout ce que je fais, tout ce que je vois,
ce que je mange et ce que je bois,
tout ce que j'aime, les clairs de lune, les levers de soleil, la grande
mer, les belles rivières,
et l'air des soirs d'été, si doux à respirer
! "
Il allait doucement, un peu essoufflé, rêvant tout haut,
oubliant presque qu'on l'écoutait.
Il reprit : " Et jamais un être ne revient, jamais... On
garde les moules des statues, les
empreintes qui refont toujours des objets pareils ; mais mon corps,
mon visage, mes
pensées, mes désirs ne reparaîtront jamais. Et
pourtant il naîtra des millions, des milliards
d'êtres qui auront dans quelques centimètres carrés
un nez, des yeux, un front, des joues
et une bouche comme moi, et aussi une âme comme moi, sans que
jamais je revienne,
moi, sans que jamais même quelque chose de moi reconnaissable
reparaisse dans ces
créatures innombrables et différentes, indéfiniment
différentes bien que
pareilles à peu près.
" A quoi se rattacher ? Vers qui jeter des cris de détresse
? A quoi pouvons-nous croire ?
" Toutes les religions sont stupides, avec leur morale puérile
et leurs promesses égoïstes,
monstrueusement bêtes.
" La mort seule est certaine." |