IPHICRATE, retenant sa colère.Mais je ne te comprends point, mon cher Arlequin.
ARLEQUIN.Mon cher patron, vos compliments me charment ; vous avez coutume de m'en faire à coups de gourdin qui ne valent pas ceux-là ; et le gourdin est dans la chaloupe.
IPHICRATE.Eh ne sais-tu pas que je t'aime ?
ARLEQUIN.Oui ; mais les marques de votre amitié tombent toujours sur mes épaules, et cela est mal placé. Ainsi tenez, pour ce qui est de nos gens, que le ciel les bénisse ; s'ils sont morts, en voilà pour longtemps ; s'ils sont en vie, cela se passera, et je m'en goberge.
IPHICRATE, un peu ému.Mais j'ai besoin d'eux, moi.
ARLEQUIN, indifféremment.Oh cela se peut bien, chacun a ses affaires ; que je ne vous dérange pas !
IPHICRATE.Esclave insolent !
ARLEQUIN, riant.Ah ah, vous parlez la langue d'Athènes ; mauvais jargon que je n'entends plus.
IPHICRATE.Méconnais-tu ton maître, et n'es-tu plus mon esclave ?
ARLEQUIN, se reculant d'un air sérieux.Je l'ai été, je le confesse à ta honte ; mais va, je te le pardonne : les hommes ne valent rien. Dans le pays d'Athènes j'étais ton esclave, tu me traitais comme un pauvre animal, et tu disais que cela était juste, parce que tu étais le plus fort : eh bien, Iphicrate, tu vas trouver ici plus fort que toi ; on va te faire esclave à ton tour ; on te dira aussi que cela est juste, et nous verrons ce que tu penseras de cette justice-là ; tu m'en diras ton sentiment, je t'attends là. Quand tu auras souffert, tu seras plus raisonnable ; tu sauras mieux ce qu'il est de faire souffrir aux autres. Tout en irait mieux dans le monde, si ceux qui te ressemblent recevaient la même leçon que toi. Adieu, mon ami, je vais trouver mes camarades et tes maîtres.Il s'éloigne.
IPHICRATE, au désespoir, courant après lui l'épée à la main.Juste ciel ! Peut-on être plus malheureux et plus outragé que je le suis ? Misérable, tu ne mérites pas de vivre.
ARLEQUIN.Doucement ; tes forces sont bien diminuées, car je ne t'obéis plus, prends-y garde.
Marivaux est un écrivain français du XVIIIème siècle, né en 1688 et décédé en 1763. Il est surtout connu pour ses pièces de théâtre, notamment La Surprise de l'amour et L'Île des esclaves. Il a également écrit des romans et des contes. Sa prose est caractérisée par un style fluide et agréable à lire, ainsi que par une grande finesse psychologique dans le portrait de ses personnages. Marivaux a également été un précurseur dans l'utilisation de l'ironie et de l'ambiguïté dans son œuvre.
La pièce L'Île des esclaves de Marivaux a été présentée pour la première fois en 1725 au Théâtre italien de la rue de Richelieu à Paris. Elle a connu un vif succès et a été reprise à de nombreuses reprises.
Cette pièce est considérée comme une œuvre majeure de la littérature française du XVIIIe siècle et a eu un impact considérable sur le théâtre de l'époque. Elle a contribué à renouveler le genre de la comédie en introduisant de nouvelles techniques théâtrales telles que le monologue et le dialogue en direct.
De plus, L'Île des esclaves a également permis de questionner les notions de liberté et d'égalité, thèmes qui étaient au cœur des préoccupations de l'époque.
On peut identifier plusieurs champs lexicaux dans cet extrait :
Ces champs lexicaux illustrent les différents sentiments et attitudes des personnages dans cette scène, tels que la colère d'Iphicrate, l'insolence et l'ironie d'Arlequin, ainsi que la relation de domination et de soumission entre les deux personnages en tant que maître et esclave.
Dans cette scène, on peut observer un ton assez tendu entre les deux protagonistes, Iphicrate et Arlequin : Iphicrate est en colère contre Arlequin qui refuse de lui obéir et Arlequin est insolent envers son ancien maître en le provoquant et en remettant en question les rapports de force qui existent entre les maîtres et les esclaves.
Il y a également une certaine dose d'ironie et de sarcasme dans les répliques d'Arlequin, qui utilise l'humour pour se moquer de son ancien maître et de sa position.
Cela contribue à créer une tension dramatique entre les personnages qui annonce les bouleversements à venir dans l'intrigue de la pièce.
Tout d'abord, le ton adopté par Iphicrate envers Arlequin est empreint d'une certaine colère qui se révèle dans son expression "Esclave insolent !" Cette expression montre clairement que le maître ne tolère pas l'attitude de son esclave et qu'il est en train de perdre patience. Iphicrate essaye de rester calme, comme en témoigne l'expression "retenir sa colère", mais son énervement finit par transparaître dans ses propos et dans ses actes. Cette tension est également visible dans la réaction d'Iphicrate qui, désespéré, court après Arlequin en brandissant son épée.
Ensuite, l'insolence d'Arlequin est évidente dans ses répliques qui sont souvent sarcastiques et ironiques. Il utilise l'humour pour se moquer de son ancien maître, comme lorsque celui-ci lui dit qu'il l'aime et qu'il répond "Oui ; mais les marques de votre amitié tombent toujours sur mes épaules, et cela est mal placé." Cette phrase est insolente car Arlequin renverse la situation et nargue son ancien maître en lui rappelant qu'il le maltraitait autrefois. Cette forme d'insolence est également visible lorsque Arlequin s'adresse à Iphicrate en l'appelant hypocritement "mon cher patron", et en parlant de ses coups comme de "marques d'amitié" que l'on peut voir "sur [s]es épaules", ce qui montre qu'il se moque de lui et qu'il ne le considère plus comme son maître.
Enfin, l'ironie est présente dans les propos d'Arlequin lorsqu'il parle de la "justice" et de la manière dont elle sera rendue sur cette île. Il utilise une ironie mordante pour remettre en question les rapports de force qui existent entre les maîtres et les esclaves, comme lorsque Arlequin dit "On va te faire esclave à ton tour ; on te dira aussi que cela est juste, et nous verrons ce que tu penseras de cette justice-là". Cette ironie permet à Arlequin de remettre en question la légitimité de la position d'Iphicrate et de mettre en avant le fait que les rôles peuvent être inversés.
L'antiphrase et une figure de style qui consiste à dire le contraire de ce que l'on pense ou de ce que l'on veut faire entendre, souvent dans un but ironique ou sarcastique. Dans l'extrait, Arlequin utilise plusieurs antiphrases pour exprimer son insolence envers son ancien maître.
Par exemple, lorsqu'Iphicrate dit "Méconnais-tu ton maître, et n'es-tu plus mon esclave ?", Arlequin répond par un rire ironique et moqueur. Cette réponse est ironique car Arlequin ne reconnaît pas Iphicrate comme son maître et ne se comporte pas comme un esclave. Il inverse donc les rôles, ce qui crée une tension dramatique entre les personnages.
De même, lorsque Iphicrate lui dit "Mais ne sais-tu pas que je t'aime ?", Arlequin répond de manière sarcastique en disant "Oui ; mais les marques de votre amitié tombent toujours sur mes épaules, et cela est mal placé". Ici, Arlequin utilise une antiphrase pour exprimer son mépris envers son ancien maître. Il retourne ainsi la phrase d'Iphicrate pour souligner la violence de son comportement envers lui.
Enfin, lorsque Iphicrate traite Arlequin d'"esclave insolent", celui-ci répond encore une fois par une antiphrase : "Ah ah, vous parlez la langue d'Athènes ; mauvais jargon que je n'entends plus". Ici, Arlequin renverse la situation en faisant croire à Iphicrate qu'il ne comprend pas sa langue alors qu'en réalité il l'ignore délibérément. Cette réponse ironique souligne la nouveauté de la situation : la peur est passée et c'est du mépris qu'éprouve Arlequin envers son ancien maître.
Cette scène peut être considérée comme comique. Le dialogue entre Iphicrate et Arlequin est marqué par un ton ironique et insolent, qui crée une tension humoristique entre les deux personnages. Le comportement d'Arlequin, qui se rebelle contre son ancien maître, est également comique car il renverse les rôles traditionnels entre maître et esclave. En effet, au lieu d'obéir passivement aux ordres d'Iphicrate, Arlequin utilise l'ironie et l'insolence pour le provoquer et lui montrer qu'il n'est plus en position de pouvoir.
De plus, la scène peut être considérée comme comique dans son ensemble car elle utilise des situations absurdes et des retournements de situation pour faire rire le public. Par exemple, la situation où Iphicrate, qui était auparavant le maître d'Arlequin, se retrouve soudainement en position d'esclave est un retournement de situation comique. De même, les remarques d'Arlequin sur les coups de gourdin que lui donnait Iphicrate et sur les marques d'affection mal placées sont des éléments humoristiques qui contribuent à l'atmosphère comique de la scène.
On peut en effet considérer que cette scène relève de la farce, qui est un genre comique populaire caractérisé par des personnages stéréotypés, des situations absurdes et des dialogues burlesques. Les personnages d'Arlequin et d'Iphicrate sont typiques de la farce, car ils sont caricaturaux : Iphicrate est un maître arrogant et cruel, tandis qu'Arlequin est un esclave rusé et insolent. Les situations qui se déroulent sur l'île des esclaves sont également absurdes, car les maîtres deviennent des esclaves et les esclaves deviennent des maîtres, ce qui crée un renversement des rôles comique.
Le dialogue est également burlesque, car les deux personnages utilisent un langage exagéré et des jeux de mots pour se moquer l'un de l'autre. Par exemple, Arlequin utilise l'antiphrase pour se moquer de son maître en faisant semblant de ne pas comprendre ses compliments, ce qui crée une situation comique. De même, la façon dont Arlequin se moque d'Iphicrate en utilisant des expressions familières et en le tutoyant est burlesque car le maître est humilié par le langage employé par le valet comme il aurait pu être humilié par des coups de bâton.
La satire est un genre littéraire qui critique de manière ironique(moqueuse) ou sarcastique (cruelle, humiliante) une société, une institution, un individu ou un comportement. Elle vise souvent à dénoncer les travers de la société ou les défauts des individus, en utilisant l'humour ou la caricature pour dénoncer leurs absurdités ou leurs excès. La satire peut également avoir une fonction morale ou éducative en incitant les lecteurs à réfléchir sur les valeurs de la société dans laquelle ils vivent et à remettre en question les conventions sociales. Elle peut donc être considérée comme un moyen de critique sociale.
Dans L'Ile des esclaves, Marivaux critique la société de l'époque, en particulier la hiérarchie sociale et le mépris des classes supérieures envers les classes inférieures. En ridiculisant Iphicrate, un maître arrogant et condescendant, Marivaux souligne l'injustice et l'absurdité de cette attitude. Arlequin, l'esclave insolent, symbolise la possibilité de renverser les rôles et de faire comprendre aux maîtres leur propre condition d'oppression et de souffrance.
Marivaux utilise donc l'humour et la satire pour dénoncer les abus de pouvoir et pour encourager les spectateurs à réfléchir sur les rapports sociaux et les injustices de leur époque.
Au XVIIIème siècle, la satire est un genre littéraire très en vogue en France. De nombreux auteurs, tels que Voltaire, Montesquieu, Diderot, Rousseau et Beaumarchais, ont utilisé la satire pour critiquer les défauts de la société de leur époque et mettre en avant leurs idées politiques et sociales. Par exemple, Voltaire a écrit Candide, une satire de la philosophie optimiste, tandis que Montesquieu a écrit Les Lettres Persanes, une satire de la société française. Rousseau a également utilisé la satire dans ses écrits, comme dans L'Émile, où il critique le système éducatif de son temps. Quant à Beaumarchais, il est connu pour ses pièces de théâtre satiriques, comme Le Mariage de Figaro, qui attaquent les privilèges de la noblesse et critiquent la justice et la politique de l'Ancien Régime.
Il s'agit d'une pièce de théâtre écrite en 1725 qui met en scène deux couples de maîtres et de serviteurs qui sont confrontés à une inversion des rôles et des valeurs dans une société utopique. Un ancien esclave et gouverneur de l'île leur explique alors la loi de l'île des esclaves : quand un maître arrive avec son esclave, le maître devient l'esclave et l'esclave son maître.
Le maître pourra ainsi en tirer une leçon et revenir sur ses erreurs. Il s'agit donc de corriger l'orgueil et la barbarie des maîtres, pour les rendre « sains », plutôt que de se venger.
Cet extrait, au début de la pièce, est riche en termes de ton, d'insolence et d'ironie. La tension dramatique est palpable entre les deux protagonistes, qui utilisent des formes d'humour pour se moquer l'un de l'autre et remettre en question les rapports de force traditionnels. Ces éléments contribuent à créer une atmosphère de conflit et d'incertitude, qui annonce les bouleversements à venir dans l'intrigue de la pièce. Cependant, l'ambiance reste amusante pour le spectateur, qui essaie de s'imaginer comment le valet va utiliser son nouveau pouvoir.
Il y a cinq personnages dans L'Île des esclaves de Marivaux.